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Le blog de Jean-Marie Allain

La nuit d'Alep

11 Décembre 2016 , Rédigé par Jean-Marie Allain

La commune de Marpent a aménagé un logement pour accueillir des réfugiés syriens et s’est inscrite dans le fichier national des communes d’accueil.

Les conditions ne sont pas remplies aujourd’hui, nous disent les services de l’Etat, pour disperser ces familles qui ont préalablement besoin d’une période d’adaptation dans des centres avant de pouvoir être réparties dans ces communes d’accueil.

En attendant, notre logement est utilisé comme logement d’urgence et a reçu deux occupantes : la première venait de Bourg-en Bresse pour son fils de 35 ans qui venait de se donner la mort sur notre commune, la seconde suite à un incendie qui s’est produit rue Victor Hugo.

En cette fin d’année où l’horreur continue de s’étaler à Alep et que nous nous sentons impuissants à venir en aide aux victimes des bombardements, comment ne pas relire et ré-écouter avec une émotion particulière un poème de Luc Bérimont, intitulé « la nuit », merveilleusement mis en musique par Hélène Triomphe et Marc Robine (chez EPM Musique).

 « La nuit » est un poème intense et mystérieux dessinant des lendemains d’un bombardement dans un pays occupé qui voit des habitants, chassés de leur ville, accablés par une nuit cauchemardesque, se réfugier dans les bois et dans les rêves où apparaissent des images de paix et de joie d’avant-guerre.

Les hommes ont passé Dimanche-de-la-Nuit

Sans butter au miroir double-béant des rêves.

La terre était au chaud dans le creux de leurs bras.

Des herbes, des maisons, l’étoile, une rivière

Une amitié d’oiseau vissée droit sur l’épaule

Aux lèvres la chanson des neiges, des muguets

  • Une fileuse morte actionne le rouet –

Le baluchon noué, au ventre un pain de rire.

Des sonneries jetaient leur eau froide au visage

Le matin recensait les rues assassinées

Avec un grand bruit d’ombres et de feuilles mêlées.

Les hommes s’éveillaient au détour des sentiers

Dégrafaient leurs manteaux recouverts de présages

Tandis que résonnaient les salves des réveils

Et que partout, roulé dans des roses de linge,

Fusillé, tête à tête, au rire des cadrans

Un peuple se dressait, raide mort dans l’automne.

A cinq heures, l’alcool a le goût du passé

Seigneur ! ayez pitié de l’homme à la joue bleue

Il n’a devant les yeux que les doigts de sa lampe

Une poignée de pluie glisse dans le couloir

Elle sent le pays, les terreurs de l’enfance

Le cheval et les fleurs – le rossignol d’Octobre

Il voit ses mains gantées du givre des barrages

Au loin, la gare essaie le cri de ses coqs noirs.

Il se dégage de ce poème une atmosphère étrange,  lugubre, presque inquiétante, comme si l’assassinat collectif venait de se produire.

Scène de la nuit avec ces hommes qui ont perdu toutes leurs illusions et qui n’ont plus que leurs souvenirs de paysages, d’amitié et de gaieté  pour trouver un peu de réconfort et de chaleur.

Le baluchon noué, au ventre un pain de rire, Bérimont utilise fréquemment cette figure de style, l’hypallage, qui consiste à faire une permutation des termes  (le ventre est noué de peur, le baluchon contient le pain) pour donner au final un autre sens (le temps de la misère d’avant-guerre n’empêchait pas la joie, ni de se « tordre de rire »), procédé dont l’image la plus connue est celle du « vieillard en or avec une montre en deuil » de Jacques Prévert.

Scène du réveil d’un froid matin d’automne après le bombardement meurtrier, avec ses lances incendie et les corps de victimes enroulés dans des tissus ensanglantés, couchés comme roses rouges que l’on viendrait de couper, avec pour fond sonore  les toussotements des malades (le terme «  salve » est employée autant pour les armes que pour la toux) et les cloches du village qui deviennent des preuves insolentes  de vie, de survie, de résistance comme si la mort venait narguer l’ennemi.

 « Dégrafaient leurs manteaux recouverts de présages » : le moment où les hommes se réveillent, aèrent leurs corps en ouvrant leurs manteaux recouverts de feuilles mortes, signes annonciateurs de l’hiver qui arrive et de la mort qui n’est pas loin.

Scène du barrage dans l’aube pluvieuse et glaciale de l’automne où le poète, les mains gantées de givre et  la joue bleuie par le froid et l’alcool,  implore le ciel, et boit pour oublier l’horreur et se remémorer d’apaisants souvenirs d’enfance, pourtant eux aussi brisés par une guerre qui hélas aujourd’hui recommence.

Deux vers occupent une place à part dans le poème

« Une fileuse  morte actionne le rouet », disposé en retrait avec un tiré

Et « Au loin, la gare essaie le cri de ses coqs noirs »  en détaché du reste.

Ces deux vers sont regroupés en refrain dans la chanson.

On imagine que le sifflement des machines, devenues des coqs noirs en ce matin funèbre, le coq étant celui qui « creuse la mort » pour reprendre l’expression de Bérimont dans un autre poème, « Lagny ».

Ce chant retentit comme un cri, tandis que l’image de la fileuse renvoie à de nombreuses légendes héritées de l’antiquité gréco- romaine , qu’évoque par ailleurs Luc Bérimont dans « le Bois Castiau » lorsqu’il décrit le curieux personnage de « Ratatchime », une femme à moustache qui colportait les nouvelles mortuaires du village de Ferrière-la-Grande et dont me parlait aussi ma grand-mère.

«Elle a pris rang, avec sa ridicule ombrelle et son caraco noir, parmi les Parques et les Furies ; la torche ardente et le poignard font partie de son accoutrement ».

Les Parques étaient des divinités romaines, inspirées de la mythologie grecque, symboles de la Fatalité de la mort et exerçaient le travail de… fileuses.

Cette mythologie a  inscrit dans l’imaginaire occidental l’image du fil du rouet comme symbole de la vie humaine et celle de la fileuse, veuve et solitaire qui, grâce au rouet, peut subvenir à ses besoins et devient le symbole de la piété et du labeur au point de  continuer de filer après sa mort.

Avec l’utilisation de mots simples comme il en a l’habitude, mais en utilisant une diversité de procédés (inversion comme «  dimanche de la Nuit » qui n’est pas rappeler le titre du premier recueil de l’auteur«  domaine de la Nuit »,  sens figuré avec « le matin recensait les rues assassinées », métaphores comme le «  rire des cadrans », « analogie » des feuilles mortes, présages de la mort), Luc Bérimont fait défiler une succession d’images puissantes, énigmatiques par leurs allusions, curieuses  par  leurs oppositions contrastées, et captivantes par leur profondeur.

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