L'ancrage territorial dans le developpement local
« Où sont les hommes ? demanda poliment le petit prince
La fleur, un jour, avait vu passer une caravane :
- Les hommes ? Il en existe, je crois, six ou sept. Je les ai aperçus il y a des années. Mais on ne sait jamais où les trouver. Le vent les promène. ils manquent de racines, çà les gêne beaucoup » (Antoine De Saint Exupéry )
On aurait pu croire que la complexification du monde, produit de la globalisation économique, allait réduire l’échelle locale à un accessoire marginal et atrophié des politiques de développement.
Pierre Calame souligne fort justement que la formule profondément ambiguë « penser globalement, agir localement » incarne cette conception perverse, invalidant d’avance une pensée qui naîtrait du local, suspectée de repli sur soi et de régression identitaire.[1]
Pourtant, cette nouvelle organisation planétaire rend de plus en plus obsolète le modèle de la centralisation administrative et paradoxalement donne au niveau local, et tout particulièrement aux bassins de vie, une responsabilité plus importante dans la définition des politiques de développement et dans l’organisation et la gestion des territoires.
Qu’il s’agisse des questions liées à la politique de l’eau, à la gestion des éco -systèmes, à la politique du logement, des transports ou encore à la mobilisation de l’épargne, c’est en effet à cette échelle, celle-là même où s’organisent de manière concrète les relations entre les différents niveaux de gouvernance, qu’il est possible à la fois de comprendre les limites de notre mode de développement, d’inventer des alternatives et de les expérimenter.
La décentralisation accrue des compétences, conjuguée au besoin d’un développement plus équilibré et plus solidaire, rend plus que jamais indispensable l’existence de lieux de dialogue non seulement entre les différents niveaux de l’administration publique mais aussi entre ceux-ci et la société civile.
La déconnexion grandissante entre le lieu de travail et le lieu de résidence fait sortir la problématique de l’aménagement du découpage politico-administratif et de ses logiques de subsidiarité, rendant bien souvent inopérante la logique des blocs de compétence et implique la nécessaire prise en compte et la coordination de différents niveaux géographiques.
La mondialisation des échanges et les impératifs de compétitivité qui en découlent par ailleurs ont bouleversé les catégories temporelles qui se heurtent au temps des usagers, à celui du nécessaire débat politique mais aussi à celui des aménageurs et de leurs procédures.
Les débats passionnés autour des projets de développement de la fonction logistique des territoires, projets dont l’urgence trouve souvent son fondement dans la concurrence exacerbée et la défense de l’emploi, au détriment d’un temps d’échange nécessaire à la compréhension de tous et à la prise en compte des multiples incidences, économiques, sociales et environnementales,illustre cette difficulté à concilier ces différentes échelles temporelles dont l’ajustement nécessite un élargissement de la démarche d’aménagement qui doit désormais procéder autant à « une géographie des flux » qu’à « une géographie des lieux ».
Les problématiques s’internationalisent.
La nouvelle topographie urbaine se caractérise par une prépondérance des villes-métropole sur les nations — Berlin, Dresde et Leipzig plutôt que l’Allemagne ; Londres et Glasgow plutôt que la Grande Bretagne.
Le tissu mondial des villes se présente ainsi comme un réseau de points reliés par des flux : flux humains des marchands, touristes et architectes -urbanistes, flux de capitaux entre les places boursières, flux de transports et de marchandises.
Cet espace de flux mondialisé et interconnecté, où les individus circulent et échangent de plus en plus vite, sans frontières, et hors des contingences du monde réel paraît de plus en plus déconnecté du monde, comme si la logique spatio-temporelle de la vitesse de circulation s’était substituée à la logique historique et sociale des territoires.
Beaucoup de professionnels sont aujourd’hui contraints de sillonner le réseau planétaire en tous sens avec le risque d’oublier leur singularité et leur consistance.
Lots de notre modernité, les villes sont en effet de plus en plus conçues pour offrir les équipements et les services canoniques, dignes de figurer dans le catalogue des mondanités urbaines, au risque de sombrer dans un mimétisme formel sans identification culturelle spécifique et de perdre leurs aspérités sociales et territoriales au profit d’un lissage uniforme et somme toute banal.
Pourtant, dans un contexte de compétitivité territoriale, la distinction viendra souvent de signes qui ne figurent pas toujours dans la nomenclature du marketing urbain.
A cet égard, la transposition du modèle de la mobilité des entreprises privées, toujours tributaires du temps court de la concurrence et de la compétitivité, entre en discordance avec le temps long des dynamiques territoriales.
Si l’efficacité productive industrielle s’évalue sur quelques mois, l’efficacité attractive d’un territoire se mesure en années et parfois en décennies.
La reproduction mécanique du modèle entreprenarial montre donc ses limites.
Si l’on peut connaître une entreprise au bout de quelques mois, il faut des années, pour ne pas dire des décennies pour connaître un territoire.
Certes, on peut rester longtemps sur un territoire sans bien le connaître si on n’y fait pas du nomadisme local et si on n’est pas inséré dans les multiples réseaux qui l’irriguent.
Mais sans la longue durée, la connaissance restera livresque et superficielle et le temps nécessaire à l’engagement et à la concrétisation de certains projets insuffisant.
Qu’est-ce qui distingue d’ailleurs les acteurs de terrain d’un cabinet d’études privé si ce n’est cette particularité d’être en permanence sur une agglomération, d’être dépositaire de sa mémoire et d’y entretenir une veille dynamique, autant de fonctions qui font appel à la durée et supposent une présence prolongée ?
Les interventions de courte durée affectent la manière dont s’établissent les rapports avec les acteurs d’un territoire.
La crise d’un modèle de croissance (tant économique qu’urbain) avait déjà transformé les pouvoirs locaux en véritables protagonistes du développement et favorisé cette émergence du local.
La décentralisation et l’accent mis à la fois sur la coopération intercommunale et la gouvernance a progressivement fait du niveau local , parfois au prix d’une fluctuation salutaire des périmètres d’intervention, celui de la réflexion sur les projets, sur leur planification et leur mise en œuvre.
La mobilité du personnel
Le discours sur la mobilité du personnel n’a pas changé depuis le XIXe et fonde sa légitimité sur la référence hygiéniste et saint-simonienne à la mécanique du mouvement et à la fascination pour les flux et la circulation .Tout ce qui bouge est sain, tout ce qui stagne est malsain.[2]
Cette mobilité est présentée comme un moyen pour le personnel d’enrichir son expérience et ses compétences, en un mot comme une voie obligée de son plan de carrière.
Les fondements de cette mobilité professionnelle sont d’ailleurs, à peu de choses près, semblables à celles des premiers grands voyageurs : l’enrichissement intellectuel, mais aussi matériel sans oublier les saveurs de l’altérité.
Ce modèle du parcours professionnel, calqué sur celui de l’entreprise, publique et privée, tend à opposer la mobilité professionnelle à l’ancrage territorial, qui serait synonyme de rigidité.
Ainsi cohabiteraient un modèle de parcours professionnel animé par le goût de la mobilité, de la réussite et du succès et un modèle socio-affectif attaché d’abord à l’épanouissement personnel.
On retrouve d’ailleurs dans la tradition philosophique cette opposition entre une vison de la mobilité, synonyme de progrès, de modernisme et de vie saine et une vison qui, à l’inverse, stigmatise ses nuisances, ses dégradations et les menaces qu’elle véhicule.
Il n’est pas sûr qu’il faille opposer ces deux modèles.
D’abord parce que dans une vie professionnelle l’ancrage peut succéder à la mobilité, à l’image d’un Jean-Jacques Rousseau qui, après avoir fait partie de cette communauté vagabonde, a pour prôné l’enracinement.
Pourquoi ne pas imaginer, en ce sens, l’expérimentation d’un nouveau rapport au travail avec l’apprentissage par l’itinérance durant les trois ou quatre premières années, grâce à l’identification dans chaque entreprise d’un tuteur professionnel, une espèce de compagnonnage des temps modernes en quelque sorte ?
Ensuite, parce que l’ancrage professionnel n’exclut pas l’innovation, ni la flexibilité.
Le technicien immergé dans un territoire peut susciter des processus d’innovation à travers sa bonne connaissance des ressources du territoire, son patrimoine de savoir-faire et la mobilisation de ses réseaux d’appartenance.
La gestion des carrières - écrit Pierre Calame – privilégie à outrance la mobilité, ce qui constitue dans les faits une ignorance ou un mépris de la compétence territoriale et de la place de la mémoire.[3]
Si donc la dynamique de l’innovation peut encourager la mobilité, elle peut aussi a contrario être l’un des arguments pour justifier le choix de l’ancrage de certains professionnels.
C’est d’ailleurs ce qui est parfois reproché à l’Etat lorsqu’il déplace tous les quatre ou cinq ans ses hauts fonctionnaires sous prétexte qu’on les enlève au moment où ils commençaient à saisir toutes les complexités locales.
Car ce qui peut fonder l’ancrage, en dehors de tout sentimentalisme excessif, c’est le sentiment de partager une intimité et une communauté de destin avec le territoire au sens de l’approche phénoménologique.
Mobilité et ancrage ne sont donc pas antagoniques mais doivent faire l’objet d’un équilibre mesuré.
La mobilité permet que soit porté un regard différent sur la réalité et amène des idées nouvelles qui vont pouvoir se croiser et fructifier en se confrontant aux enseignements de l’expérience et à la mémoire du territoire que détiennent les autres techniciens.
[1] Le territoire, brique de base de la gouvernance au 21ème siècle : contribution de Pierre Calame aux 3èmes Assises wallonnes du développement Local à Gosselies (Belgique)/28 novembre 2002.
[2] Marcel Roncayolo, « La France urbaine ».Tome IV.
[3] « Mutations de la Société, mutations des territoires : pour une approche humaniste de l’aménagement du territoire » .Pierre Calame, janvier 1994.